tragédienom féminin(latin trageodia, du grec tragôdia) Cet art


Œuvre dramatique en vers qui représente des personnages héroïques dans des situations de conflit exceptionnelles, propres à exciter la terreur ou la pitié, la tragédie est un genre théâtral bien défini, qui n'a trouvé à s'épanouir qu'à quelques périodes de l'histoire occidentale, en accord avec certaines dispositions de la sensibilité collective ; ainsi, on dénombre trois époques de véritable plénitude du genre : Grèce du Ve s. avant J.-C., Angleterre élisabéthaine, France classique.
De l'Antiquité grecque jusque vers le milieu du XVIIIe s. européen, la tragédie a été considérée comme le plus prestigieux des genres littéraires. Plus prestigieux que les autres genres poétiques en tant qu'un art de fiction qui « imite » les actions des hommes ; plus prestigieux que la comédie, qui se borne à jouer avec les ridicules des hommes ordinaires dans un langage ordinaire. Aussi prestigieux que l'épopée, enfin – sur laquelle, dans la pratique, elle a même fini par prendre le pas, les réussites de celle-ci étant très rares –, qui raconte elle aussi, en vers et dans un langage noble, des faits advenus à des hommes de haut rang. L'épopée, comme la tragédie, a pour objet le bonheur et le malheur des hommes, mais elle se contente de chanter les exploits de héros qui se relèvent toujours triomphalement de difficiles situations, tandis que la tragédie, en contant le destin funeste de ces mêmes héros, tire une force supérieure du plaisir paradoxal qui la constitue : elle procure un plaisir esthétique en provoquant par le récit de désastres humains des émotions extrêmes (« la frayeur et la pitié »), d'autant plus violentes que ces funestes événements sont ramassés en un laps de temps réduit et mis sous les yeux des spectateurs par la représentation.
Définition de la tragédieLa définition énoncée par Aristote dans sa Poétique – postérieure d'un siècle à l'âge d'or de la tragédie grecque – a laissé son empreinte chez la plupart des auteurs tragiques : « La tragédie est l'imitation (mimêsis) d'une action de caractère élevé et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé d'assaisonnements d'une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation (catharsis) propre à pareilles émotions. »Aristote, réfléchissant sur la fiction, c'est-à-dire sur la meilleure manière de raconter des histoires de bonheur et de malheur qui ressemblent à celles que vivent les hommes, cherche à dégager des pièces de Sophocle et d'Euripide les principes rationnels d'une œuvre réussie. Dès lors, il fait de la tragédie le plus codifié de tous les genres littéraires. Ainsi, à partir de la Renaissance, ces principes deviennent normatifs : les œuvres de l'Antiquité étant devenues les critères absolus du beau, la Poétique d'Aristote (complétée par quelques remarques d'Horace concernant le théâtre, dans son Art poétique) est considérée comme un énoncé des règles dont il est interdit de s'éloigner.L'action consiste le plus souvent en un conflit qui oppose l'homme à des principes moraux ou religieux supérieurs. Ce conflit est l'occasion d'un dialogue entre l'homme et ce qui le dépasse, comme avec lui-même. Parfois, le tragique se confond avec des dénouements sanglants et des sacrifices mortels. Mais la tragédie dit aussi l'espoir de l'homme debout, qui lance un défi à un monde difficile à déchiffrer ou à une injustice divine, de l'homme qui se confronte aux lois de la cité et présume parfois de ses forces. La conception du genre reste à peu près immuable pendant plus de vingt siècles. Et si, au XVIIe s., les apports des dramaturges français ont modifié radicalement l'esthétique de la tragédie, cela n'a pas empêché les auteurs de se référer sans cesse aux mêmes éléments techniques qui constituent le genre, ni de considérer que la formule admettait des variations qui, précisément, ne la remettaient pas en cause.Petite histoire de la tragédieLa tragédie grecqueVers 1640, quand Pierre Corneille lance, après le Cid, la série de ses pièces historiques, la tragédie devient non plus le récit d'une illustre infortune, mais la mise en scène d'une action héroïque face à un conflit politico-amoureux et sous la menace d'un péril de mort : désormais, l'issue funeste n'est plus une nécessité. Même si par la suite Jean Racine substitue la passion à l'action héroïque, il ne conçoit jamais la tragédie comme une déploration, mais comme une intrigue qui progresse au rythme des affrontements et des coups de théâtre. En définitive, si opposés qu'ils puissent être par ailleurs, Corneille et Racine fondent leur dramaturgie sur une conception du genre tragique qui n'est plus celle de l'écrasement de l'homme, mais celle des conflits intérieurs insolubles, dont les héros ne peuvent se libérer que par le dépassement généreux ou par la mort. Parmi les auteurs de la tragédie classique figurent également Tristan L'Hermite, Isaac Du Ryer, Claude Boyer, Philippe Quinault et Thomas Corneille. Après l'avènement de ce genre au XVIIe s., les imitations du XVIIIe s. (Crébillon, Voltaire, Népomucène Lemercier) ne parvinrent pas à en ranimer le souffle. Au XXe s., la tragédie grecque est redevenue un modèle ou une nostalgie pour quleques auteurs comme Paul Claudel, Jean Cocteau, Jean Giraudoux, Jean Anouilh. Mais les dieux sont morts et, malgré les efforts d'Albert Camus et de Jean-Paul Sartre pour opposer à la tragédie de la fatalité une tragédie de la liberté, le genre, âprement critiqué par Berthold Brecht, n'a pas retrouvé la communion ou l'angoisse collective nécessaire à son épanouissement.La codification classiqueParadoxalement, la codification attique, qui a permis à la Renaissance et au XVIIe s. de retrouver, par-delà le Moyen Âge, le secret (mais non l'esprit) de la tragédie antique et d'y triompher à leur tour, a fini par provoquer la lente agonie du genre tout au long du XVIIIe s..L'unité d'actionAfin que le spectateur puisse concentrer toute son attention sur le point essentiel de la tragédie, c'est-à-dire la crise qui est au cœur de la pièce, il faut éviter de multiplier les intrigues secondaires. Toutefois, cette règle ne sous-entend pas, comme on pourrait s'y méprendre, une action unique et simplifiée au maximum ; elle suppose néanmoins que toutes les actions, même secondaires, soient liées d'une manière ou d'une autre à l'intrigue principale. Ainsi, dans une pièce bien construite, il ne doit pas être possible de supprimer un épisode sans que cette coupe nuise à la compréhension d'ensemble : chaque élément, aussi accessoire puisse-t-il paraître, doit exercer une influence sur le déroulement de l'intrigue principale, sinon il n'y a aucune raison de le conserver. Par ailleurs, toutes les intrigues, principale et secondaires, doivent être exposées au début de la pièce et se dérouler jusqu'à son dénouement : puisque l'unité d'action commande que tous les faits soient subordonnés à l'action principale, les actions secondaires ne peuvent se dénouer qu'en même temps qu'elle. De même, il ne saurait être question d'introduire des digressions focalisant l'attention du spectateur sur un épisode annexe pendant plusieurs scènes consécutives.Il convient toutefois de nuancer cette approche, car la façon de concevoir et d'appliquer l'unité d'action varie d'un théoricien à l'autre : si Jean Chapelain propose de conserver les épisodes secondaires, d'autres sont partisans d'une seule et unique action.L'unité de tempsL'unité de temps s'appuie sur le principe de la vraisemblance : elle cherche à faire coïncider au maximum la durée de l'action avec celle de la représentation théâtrale. Cette règle repose sur le constat suivant : il n'est pas crédible de faire tenir en deux ou trois heures de représentation une multitude d'événements et de retournements de situation qui s'étalent dans le temps.Aristote parlait de limiter le déroulement de l'action au temps d'une « révolution de soleil » ; Chapelain proposa de faire tenir l'action en une journée (Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, 1630). Cette règle, qui suscita de nombreuses contestations parmi les partisans d'un théâtre riche en rebondissements, impose donc une certaine concentration de l'action. Corneille insista sur le fait qu'il était impossible de faire croire que toutes les actions qui composent l'intrigue d'une pièce tiennent en 24 heures, et ce débat fut le point de départ de la « querelle du Cid ». Toutes les polémiques alimentées par cette règle mettent en évidence son aspect paradoxal : au nom de la crédibilité et de la vraisemblance, il est impossible de faire tenir de nombreuses péripéties en une seule journée ; pourtant, au nom de cette même exigence, il convient de faire tenir toute l'action en 24 heures. L'unité de lieuÉgalement liée à la notion de vraisemblance, l'unité de lieu trouve les mêmes justifications que l'unité de temps : le cadre de la pièce étant nécessairement limité à l'espace imposé par la scène, il ne serait pas crédible de faire se dérouler l'action dans trop d'endroits différents. Cette règle, qui n'est pas mentionnée chez Aristote, constitue une invention du théâtre classique et découle des impératifs de la mise en scène. Aussi se mettra-t-elle en place plus progressivement que les autres. Si, au départ, on constate une certaine tolérance à l'égard de cette règle (les déplacements des personnages sont autorisés à l'intérieur d'une même ville ou vers une ville voisine), les positions se durcirent peu à peu allant jusqu'à imposer l'unité de décor : on opta alors souvent pour un lieu propice aux rencontres (une place, un palais, une antichambre).L'effort d'imagination requis par le spectateur est l'argument le plus souvent mis en avant pour justifier ces aspirations vers un maximum d'homogénéité : «Il faut de nécessité que l'imagination soit divertie du plaisir de ce spectacle qu'elle considérait comme présent, et qu'elle travaille comme quoi le même acteur qui naguère parlait à Rome à la dernière scène du premier acte, à la première du second se trouve dans la ville d'Athènes, ou dans Le Caire si vous voulez ; il est impossible que l'imagination ne se refroidisse et qu'une si soudaine mutation ne la surprenne, et ne la dégoûte extrêmement, s'il faut qu'elle courre toujours après son objet de province en province, et que presque en un moment, elle passe les monts et traverse les mers après lui.» (Jean Mairet, préface de la Silvanire, 1631). Cette règle favorisa le recours au récit pour évoquer tout événement qui se déroule hors de la scène (ainsi le récit de Théramène, dans Phèdre de Racine). À ces trois règles fondamentales, il convient d'ajouter l'unité de ton, qui constitue une autre dimension importante de l'esthétique classique : elle impose de maintenir le même niveau de langue dans toute la pièce et dans la bouche de tous les personnages, quel que soit leur rang. Un cadre trop rigideAssez souple pour permettre à des génies tels que Shakespeare, Corneille et Racine de s'exprimer dans le même cadre que Sophocle et Euripide, la codification était trop rigide pour que le genre pût s'adapter aux conditions historiques et sociales radicalement nouvelles qui sont apparues au XVIIIe s. ; le principe de l'imitation des Anciens avait cessé d'être le fondement de la création esthétique. C'est pourquoi les différentes formes du drame paraîtront plus adaptées à la civilisation moderne et supplanteront rapidement la tragédie, malgré les vains efforts d'un Voltaire, trop prisonnier de son admiration à l'égard de Racine pour renouveler le genre de l'intérieur en modernisant les sujets et les thèmes.La rupture était d'autant plus inévitable que le modèle français de la tragédie avait été codifié à l'extrême au XVIIe s. Rivalisant avec l'Italie pour accaparer l'héritage de la littérature antique, les théoriciens français – en premier lieu Nicolas Boileau – se sont montrés plus aristotéliciens qu'Aristote, cherchant dans la Poétique des règles qui n'y figurent pas. Nulle part Aristote n'a affirmé que l'objet de la tragédie était l'instruction morale, ni qu'il fallait tout soumettre au règne des trois unités. Car, en parlant de la frayeur et de la pitié, et de l'épuration (catharsis) de ces émotions, Aristote n'a nullement en vue l'idée de purification morale, comme l'ont cru presque tous ses interprètes de la Renaissance : il réfléchit sur le plaisir propre à la tragédie (la frayeur et la pitié ne pourront produire du plaisir si elles ne sont pas épurées par la distance permise par la représentation). Il en va de même des unités : Aristote n'a insisté que sur l'unité d'action, ne parlant du temps qu'incidemment (« la tragédie essaie autant que possible de tenir dans une seule révolution du soleil ou de ne guère s'en écarter ») pour marquer la différence avec l'épopée, « qui n'est pas limitée dans le temps » ; il ne s'agit nullement pour lui de rapprocher le temps de l'action fictive du temps de la représentation effective. Quant à l'unité de lieu, il n'y est tout bonnement pas fait allusion. On comprend que cette surcodification, si elle a permis à Corneille et à Racine de produire des drames extrêmement concentrés autour d'une crise, ait accentué la rigidité d'un genre désormais privé de toute possibilité de renouvellement, et donc voué à disparaître.
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